Chronique : "Emotions : mode d'emploi" d'Art-mella

Tout le monde s’intéresse aux émotions. Les neurosciences cognitives s’interrogent sur leur fonction, António Damásio dit d’elles :

«Les émotions sont des actions. Certaines se traduisent par des mouvements des muscles du visage, comme des expressions faciales de joie, de colère, etc…, ou du corps, la fuite ou la posture agressive. D’autres se traduisent par des actions internes, comme celles des hormones, du coeur ou des poumons. Les émotions sont donc d’une certaine façon publiques, on peut les mesurer, les étudier. Les sentiments, par contre, sont privés, subjectifs. Ils sont ressentis par l’individu et lui seul. Il ne s’agit pas de comportements mais de pensées»

Il y a quelques mois, j'ai trouvé une bande dessinée sur  les émotions. Oui, les émotions ! Art-mella, illustratrice inspirée s'est penchée sur le sujet. J'étais ravie et curieuse !

C’est un plaisir de voir cette thématique se démocratiser depuis quelques années. On trouve désormais des jeux (pas encore le mien qui dort dans son sac plastique depuis 4 ans) et mêmes des livres plutôt bien faits dans les rayons des libraires. Allons donc à la rencontre de nos émotions, accompagnés d'« Art-mella » (éditions Pourpenser) qui nous guide à travers son propre parcours d'expérimentations basé sur différents stages et conférences de développement personnel.

Le développement personnel ? qu'est-ce que c'est ?

Pour le définir, en fait, le développement personnel, ça part d’une bonne idée : si on a un problème, si une situation nous bloque, il faut faire un travail sur soi.

« Les techniques de développement personnel visent à la transformation de soi : soit pour se défaire de certains aspects pathologiques (phobie, anxiété, déprime, timidité), soit pour améliorer ses performances (mieux communiquer, gérer son temps, s'affirmer). » 1

A priori cette thématique devrait intéresser de nombreuses personnes voire tout le monde, puisque le sujet tourne autour de l’acquisition de connaissances censées nous faire aller mieux.

Le développement personnel, selon moi, ça s'adresse à ce que j’appelle les normausés, les normalement névrosés, pas aux vrais malades. Le développement personnel, par définition, c’est la personne qui se préoccupe d’elle-même, se responsabilise ; dans les livres traitant de ce sujet, elle veut donc qu’on lui parle : d’elle.

La science-fiction du développement personnel

Renforcer sa connaissance de soi, analyser ses blessures, gagner en confiance, apprendre à s’aimer, reprendre le contrôle de sa pensée, dompter ses émotions, étudier le bonheur : pourquoi pas ? Est-ce qu’un livre vous y aidera, je ne sais pas. C’est comme tout, c’est aléatoire et ça dépend beaucoup des actions que vous mettrez réellement en place. Il ne suffit pas de vouloir pour pouvoir, même si ça fait partie du travail.

En fait, le vrai problème avec le développement personnel (j’utiliserai parfois « DP » dans cet article) c’est qu’on y trouve de tout et beaucoup de n’importe quoi.

Alors oui, des psychologues et d’anciens médecins écrivent des bouquins de DP, parfois la frontière apparaît mince entre psychologie et DP. Mais d'autres livres sont écrits par des gens rescapés d’on ne sait quoi, qui ont eu des vies très respectables voire des diplômes très sérieux et qui soudain, décident de communiquer sur l’auto-guérison du cancer (en suggérant qu'on en est responsable implicitement ...), ou la charité à distance en méditant sur l’amour universel, les genoux derrière les coudes. On frôle alors la science-fiction.

Mais le pire, c'est lorsque la fonction principale de ces bouquins, souvent bourrés de bonnes intentions, c'est d'être un produit d’appel ayant pour but de vous vendre une cure « alignement des chakras » à 2500€ en demi-pension.

Plongée en eaux troubles

Mes chakras alignés comme ils peuvent, ma BD dans les mains, le sujet « les émotions » qui me passionne, mon regard sur le Développement personnel… Forcément, j’allais être difficile à séduire. Ma première impression fut pourtant bonne, j’ai apprécié ma lecture même lorsqu’elle illustrait des concepts connus. J'avais des attentes en termes de vulgarisation et j'espérais éviter la dénaturation des connaissances.

Les techniques proposées au fil des pages pour  gérer  ses émotions sont variées. Les principes d’écoute, de relaxation, d’accueil et de verbalisation vont de soi, mais ne sont généralement pas ce vers quoi nous tendons sous le coup des émotions justement, c'est donc pratique de les voir illustrées. Les dessins sont simples, la mise en page assez épurée, l'oeil est attiré et suit le chemin sur lequel on le promène. Mais malgré l'attrait global, j’ai failli fermer le livre dès que le vocabulaire s’est enflé de termes pseudo-scientifiques. C'est à dire, assez rapidement. Il semble que l'auteure soit proche de tout un monde que je ne soupçonnais pas dans la sphère DP.


La reflexiotheque yoni egg


Idée sympa + excès de langage = crédibilité envolée

Qu'est-ce qui c'est passé ? Pourquoi ne peut-on pas parler des émotions sans en faire tout un plat ? Pourquoi ça part en orbite ? Pourquoi vouloir rajouter du surnaturel là où la nature est déjà si bien faite ? C'est beau une émotion, c'est un élan de vie, une pulsion. C'est un cocktail chimique. Apprendre à les connaître, à ne pas toujours s'y fier, ok et comme dirait l'autre, ce n'est pas la peine d'en rajouter.

Nous nous passerions parfaitement de l’utilisation abusive de termes comme « quantique » ou « loi », en bref, de jargon sensé asseoir la légitimité des techniques proposées. Malheureusement, nous n'échappons pas à la sur-interprétation autour de la physique quantique. On en est là : les spécialistes eux-mêmes y vont avec des pincettes pour interpréter leurs découvertes mais Josiane, du fin fond du Finistère, planche sur les champs magnétiques et peut me guérir de ma tumeur avec un massage dans sa yourte ?

De l'importance des sources

Une fois le livre fermé, j'étais déçue et un brin agacée de constater encore une fois l'infiltration des croyances et mythes dans le domaine de la connaissance de soi. J'avais l'impression de partir de la même soif de compréhension du monde que l'auteure mais nous ne parlions pas le même langage.

N'écoutant que ma curiosité, j'ai fait des recherches sur toutes les sources citées dans cet ouvrage parce qu'il est nécessaire de savoir d’où viennent les informations et qui les produit quand on lit quelque chose. J'ai découvert :

Un physicien amateur (personnage décrit tantôt comme un charlatan, tantôt comme un visionnaire, à nous de choisir) qui aurait découvert la « théorie des champs unifiés » (rien que ça) pour introduire le principe d’ancrage. Ce monsieur a obtenu un prix, attention : décerné par le public d'une de ces conférences … ah d'accord.

  • Un « corps de chair animé par le Grand  Principe de Vie grâce à mon âme qui fait le lien » (auto-définition d’une jeune fille trop très spirituelle) qui amène le concept de pleine conscience.
  • Un ancien prof devenu thérapeute, qui forme d'autres thérapeutes sur sa méthode appelée « NERTI ». Citée à deux reprises par l’illustratrice qui est elle-même formée à cette méthode.
  • Un « grand steward médium » (… j’ai pas compris. Quelle compagnie aérienne ?)
  • Une prof américaine, auteure de nombreux ouvrages sur la créativité et la dimension spirituelle de l’art (exercice sympa de cette BD).

Le développement personnel, la religion aux milliers de livres

Depuis l’an 2000 et l’invasion des rayons des libraires, le DP comme palliatif à la religion, n’en finit pas de s’écarter de dieu pour mieux le remplacer par la science, tout au moins, par sa rhétorique. Dieu ne fait plus vendre, la physique quantique, si. Art-mella anime d’ailleurs un blog appelé « Conscience quantique », tout est dit ?

Il faut croire que tenter de penser le monde tout en restant imperméable au folklore spirituel est un véritable sport de combat. Le DP s’est-il transformé en foi 2.0 ? Avant on parlait des saints, de l’apocalypse ; maintenant on parle de champs, d’énergie. Vocables différents, même combat ? La religion fournit un livre qui donnait des règles et des réponses, le DP donne des techniques et des réponses en se servant librement dans la littérature scientifique et en interprétant ce qu'il n'a pas les moyens de théoriser.

Après le panthéiste « Dieu est tout », le mysticisme quantique « Tout est conscience, et mécanique quantique ». On pioche dans les théories scientifiques ce qui nous fait plaisir et on leur fait dire ce qu’on désire. La dernière étape consistant à vendre notre interprétation, avec dialecte adapté à l’auditoire, friand de toute-puissance. A mettre en ligne la formation qui va bien pour former des clones de nous-mêmes, conquis par le concept et alléchés par le juteux marché qu'il recèle. Et à simuler un acte de don de soi, payable en liquide, à un public fier de sa prétendue compréhension de phénomènes complexes. Il n' y a rien de tel pour l'estime de soi que de se sentir hors du troupeau, au milieu d'autres comme nous.

Militons pour un développement rationnel®!

(Je dépose la marque!)

La démarche de développement personnel est vraiment attirante en soi. J’ai toujours aimé me poser des questions et les livres de DP en posent beaucoup.

Mais à mesure qu’on étudie vraiment la question de la mécanique de l'humain, on peut tout à fait s’apercevoir que travailler sa confiance, augmenter ses chances de réussite, (NDA : il semble qu'aux USA, la réussite d’une démarche de DP c’est avoir beaucoup de fric, une grosse bagnole…), développer son intelligence de cœur, la connaissance de soi, apprendre sur les émotions, acquérir plus de sagesse (plus franchouille comme concept), s’exercer à la pleine conscience et même à la méditation (uniquement si c'est votre dada) n’a besoin d’aucune fioriture quantique ou ésotérique. Ce sont des expériences parfaitement tangibles qui ne sont pas réservées à des personnes plus éveillées que les autres.

Donc, rassurez-vous, inutile de comprendre la physique quantique, d’aligner tous vos chakras ni de vous astreindre à un dépouillement total (à 2500€) pour apprendre à, par exemple, entrer en communication avec les autres. Quoiqu'à la vue des prix des stages de CNV® (communication non violente), on est en droit de se poser la question : il y aurait-il un truc qui lie l'argent investi au développement personnel ?

Le "BE"siness est un marché juteux

Il n’y a qu’à voir le nombre de conférences disponibles sur le web pour constater que d’incroyables thérapeutes, physiciens-poètes maudits et autres penseurs spirituels mélangent allègrement astronomie, astrologie, éveil spirituel et langage scientifique.  Sophismes, argumentation fallacieuse etc… ces personnes sont intouchables car toute critique est passée au filtre de leur lecture de la réalité.

Qu’est-ce qui tient assis les gens qui écoutent ces logorrhées pseudo-scientifiques ? Est-ce que ça relève de l’arrogance : Moi je comprends la relativité de la théorie des cordes appliquée à la dialectique des nœuds relationnels dans le cheminement positif de l’éveil de soi dans l’ère du verseau ...  ou de la crédulité ? Est-ce qu'on peut discuter intelligement avec une personne lorsqu'elle se laisse bercer par ces discours hallucinogènes ?

Doit-on vraiment fantasmer de nouvelles lois (ou réinterpréter les existantes) pour comprendre qu’une pensée X nous fera moins souffrir si on prend du recul et en concentrant notre attention sur ce que la vie nous offre de positif ? Ouhouh ! Merci Einstein !

Est-ce vraiment une révolution philosophique de dire qu’en concentrant notre énergie vers notre désir, on a plus de chances qu’il se réalise ? On l'entend qui arrive : la loi de l’attraction. Elle se dit « loi », ça installe son autorité, puis suggère qu’en mettant toute votre énergie, en vous programmant mentalement et en vous visualisant en train de réussir, vous avez plus de chance de l’atteindre ? Ouch ! Merci du tuyau ! Si vous échouez c'est que vous n'étiez pas assez connecté ! La boucle est bouclée.

Que penser de la technique de la suppression d'une pensée, est-ce vraiment possible ? On en fait quoi de l'effet rebond 2 ?

Pourquoi vouloir mystifier à ce point la démarche qui consiste à vouloir optimiser sa compréhension du monde et penser ses mécaniques intérieures (ou  émotions) ? Pourquoi ne pas faire juste de bons livres, bien documentés, sans mysticisme ? (Il y a un livre très bien qui existe sur le sujet : La nouvelle gestion de soi de Jacques Van Rillaer)

Le développement des illusions

Dans la vie, j'imagine qu'on a tous cette sensation de comprendre des choses, comme des leçons de vie, c'est ce qu'on peut appeler avancer, se développer. Par ricochet, on peut aussi avoir envie d’aider les autres à comprendre et à avancer. Ce n'est pas un problème. Mais il me paraît important de respecter une certaine forme d'honnêteté intellectuelle en ne noyant pas ceux à qui on veut s’adresser dans un dialecte faussement accessible. Si pour se « développer » il suffisait de s’en remettre aux  élucubrations de gourous quantiques, ça se saurait. C’est un travail de Sisyphe : «Un travail compliqué, inconfortable et long »* (*en exclusivité, je vous livre le titre de mon livre de DP... je suis très moyenne en marketing).

Alors oui, c’est humain de trier et ranger les choses dans des cases, de se créer une grille de lecture pour arpenter le monde. C’est humain de vouloir se prendre en main, de revendiquer son pouvoir d’action sur les événements. Humain aussi, le désir de comprendre, la quête de sens. Vouloir donner du sens, c'est humain, donner des explications féériques à tout et n'importe quoi, stop. Surtout quand on adresse sa BD à des enfants. Méfions-nous des promesses et des discours séduisants, encore plus lorsqu' il s’agit d’utiliser des concepts non maîtrisés pour gonfler les prétentions.

La physique quantique fait beaucoup fantasmer. Elle bouleverse nos conceptions,  elle semble réservée aux élites intellectuelles, rien que son nom tape à l’œil. Tout ceci fait d’elle un outil marketing idéal que les vendeurs de bien-être se sont appropriés pour illustrer les idées auxquelles ils veulent (nous faire) croire. Je regrette que nombreux soient ceux qui tombent dans l’illusion de savoir.


La reflexiotheque web marketing de reve 1


Le DP et moi : l'histoire qui a tourné court

Vous allez me dire : C'est quoi ton problème avec ce livre en fait ?  Mon problème c'est qu'il est symptomatique de tout ce qu'on nous vend maintenant en ligne. Du rêve. Des promesses. Du strass et de la paillette. De la brosse à reluire à base de : "vous êtes des êtres merveilleux, incompris , spéciaux et originaux. Achetez cette formation qui vous donne le secret pour faire de vous un être de lumière ".

J’ai croisé la route du DP en 2001, habituée à la philosophie, après les concepts, je voulais aborder la vie de manière plus terre à terre, et, notamment, améliorer mon estime de moi. J'ai utilisé ces lectures avec, en parallèle, une démarche avec un psychologue. A une époque, j’ai pensé que mon travail serait complet s’il s’ouvrait à la spiritualité. Lorsque je m’intéresse à un sujet, je ne fais pas semblant,  j’ai lu : le Nouveau testament, une bonne partie du Coran, la Bhagavad-Gita, des sages hindouistes et même des livres ésotériques. Au fil des années, mes lectures s’en sont éloignées, le DP n'avait plus sa place dans mes rayons. J’orientais sans le vouloir mes lectures vers les sciences (en étant consciente des problèmes épistémologiques que posent certaines, comme la psychologie). Aujourd’hui, je peux tout juste m’attribuer une certaine forme de lucidité et une capacité (que je travaille quotidiennement) à éviter les raccourcis intellectuels. C’est vraiment une gymnastique d’être rationnelle, car je sais ce qui conduit l’humain à vouloir croire. J'ai moi-aussi voulu croire à beaucoup de choses. Je suis comme tout le monde, moi aussi j’aurais aimé élargir ma carte mentale avec des principes (religieux, ésotériques, que sais-je) mais la vie dans ce monde me parait bien avoir un sens (celui que je donne à mes pas, celui vers lequel je choisis d'orienter mon regard) et me livre ma part de bonheur sans que j’ai besoin d’amulettes ou de fétiches.

Le développement personnel c'est un mode d'emploi par personne

Je me suis laissée séduire par cette BD parce qu’elle traitait d’un sujet qui me plaît. Je me suis aussi laissée séduire par l 'effet de groupe, on la voyait partout, sur quelques uns des réseaux où je traînais (parentalité et tout le bla bla). Alors, on me reprochera d’être dure, trop terre-à-terre, trop dans le réel. Mais c’est difficile pour moi de ne pas respecter et creuser un sujet quand il est intéressant. Encore plus difficile de ne pas détecter les failles dans cette bonne idée.

J’aurais dû la lire comme on se consacre à un divertissement, parce qu’elle aborde des choses importantes, mais se pare de langage scientifique alors qu’elle ne devrait pas. Quand on sait qu’elle est adressée aux enfants dès l’âge de 7 ans, il me parait important de questionner les références qui l’accompagnent.

D’ailleurs, je m’interroge sur cette catégorie « jeunesse » :

  • Le fait qu’on parle d’annulation d’une émotion à des enfants (C'est a priori très discutable ... et ils ont bien le temps de se « discipliner », leur cerveau n’est pas prêt à gérer tout ça, pourquoi ne pas partir de ça ?)
  • Le choix des exemples : j’ai l’impression que le cœur de cible c’est plutôt la femme (25 à 45 ans) branchée DP qui hésite à se reconvertir en naturopathe.
  • L’absence d’une toute petite page juste pour dire « toutes les émotions sont importantes et ont leur place » qu'il faut accepter de les ressentir toutes !

Un second tome a été publié et promet de s’intéresser aux besoins cachés derrière les émotions. Est-ce qu’on parlera de PNL, de CNV®? Si l'on considère que l'auteure a réalisé les 3 premiers modules de formation, j'ai bien peur que oui. Est-ce que les sources seront du même genre ? J'en ai bien peur aussi. Personnellement, je ne suivrai pas Art-mella dans sa navigation, car même si sa BD n’est pas mauvaise, je ne vogue pas dans les mêmes eaux.

Et si un jour j’utilise cette BD avec mon fils, elle aura le double avantage de me permettre d’aborder les émotions mais surtout de l'éveiller à la pensée critique !


1 Apprendre à vivre. Des philosophies antiques au développement personnel, Les Grands dossiers des Sciences Humaines, n° 23, juin-juillet-août 2011, p. 76.

2 https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S027273580000057X

 

parentalité chronique

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