Départ en OPEX : le cycle de l'absence

Lorsque mon époux est parti pour sa première mission, nous n'avions pas encore d'enfant. J’ai vite compris que je n’allais vraisemblablement pas pouvoir passer 4 mois à noyer mon chagrin dans des mojitos (en plus, je ne bois pas d'alcool). J’ai cherché à comprendre quels mécanismes se mettaient en place en moi et j'ai lu des dizaines d'études de tous pays.

Au delà du lifestyle, des dépliants fournis par l'armée, des CESU-défense et de l'aide sociale, il m'a semblé nécessaire d'évoquer la réalité psychologique de la vie des familles de militaire en fournissant des données fiables et des propositions pour mieux vivre notre condition. Mon but est de fournir une information  sérieuse et sourcée aux familles. Je base mon travail sur différentes études scientifiques que vous trouverez en lien dans l'article concerné. Si j'émets un avis personnel, je le spécifierai toujours, mais le but est de vous offrir un écrit le plus neutre et accessible possible.

La "Mission Famille" du conjoint de militaire

Lorsqu’un militaire apprend son prochain départ en opération ou mission, il sait qu’il s’apprête à quitter son environnement et à mettre en pratique tout ce qu’il a préparé et appris pendant sa formation. Il intègre son Mode-mission dès l’annonce de la date de projection.

C’est une mission toute autre qui attend son conjoint, qui va devoir  gérer la vie sans lui et si les enfants sont présents, « gérer » cette absence et les réajustements qu’elle impose, en se montrant à l’écoute de leurs émotions, sans se négliger lui-même.

J’ai baptisé ce Mode-mission du conjoint de militaire, la « Mission Famille ».

Nous allons aborder dans cette première partie, la période avant le départ en mission.


L'ECOD ou le décryptage du vécu émotionnel

Au fil de mes lectures, un des premiers outils  que j’ai découvert s’appelait le « Cycle émotionnel du déploiement », en anglais « Emotional cycle of deployment » ou ECOD. Il a été créé par une américaine, Kathleen Vestal Logan, diplômée en management, thérapie du couple et thérapie familiale.  Depuis sa première publication en 1987, il est toujours utilisé par les armées du monde entier (et malheureusement, Mme Logan rarement citée).

EcodJ'ai créé une infographie en PDF disponible ici > Cycle de l'absence. J'ai tenté de la rendre la plus claire possible afin de faciliter la compréhension de ce concept, mais je vous invite à lire l’article qui suit pour l’approcher plus en profondeur.

Kathleen V. Logan a observé et interviewé des femmes de GI amenées à vivre des départs en mission d’une durée minimum  de 3 mois. Missions qu’on définira comme étant à risques modérés (il existe un autre cycle pour les missions dangereuses). Il a été constaté que la durée de la mission (3 mois ou plus)  impactait peu sur le déroulement du cycle et que les étapes du cycle restaient les mêmes quelle que soit la nationalité des personnes étudiées. Ce n'est pas spécifié mais je pense que ce cycle pourrait parler aussi aux femmes dont le conjoint part à l'étranger pour son travail, sans être militaire.

L'ECOD a été créé à partir d'interviews de femmes, en 1987, c'est un peu toujours le cas aujourd'hui, la majorité des militaires étaient des hommes. Mme Logan s'est donc concentrée sur cette majorité que sont les épouses de militaire. Il n'est pas rare qu'une femme militaire soit en couple avec un militaire. J'ai choisi de rendre cet outil moins genré, mais c'est une libre interprétation de ma part.

Comme toute tentative de modélisation, l’ECOD a bien entendu ses limites. Le tempérament de chacun, des modifications de planning et nombre d’évènements imprévisibles peuvent changer la donne. Et surtout, chaque personne est unique et cet outil peut ne pas correspondre à tout le monde. Chaque couple a son propre cycle émotionnel, la qualité de la communication a une importance prépondérante, tout comme l’âge de la relation. On lui reprochera aussi de présenter beaucoup d’émotions jugées négatives, mais il faut se rappeler qu’aucune émotion n’est « négative », c’est ma manière de la gérer, d’y répondre qui peut être négative.

Visualiser pour se préparer à l'absence et prendre soin de la relation

L’ECOD permet de visualiser et de normaliser le vécu du conjoint de militaire.  Il permet aussi de cibler les périodes qui présentent plus de difficultés et nécessiteront, des deux côtés, une attention plus importante. La connaissance de ce cycle et des périodes sensibles pour chacun peut nous préparer et nous aider au développement d’une véritable empathie mutuelle.

Adrian Van Breda, docteur et chercheur en travail social à l'université de Johannesbourg en Afrique du sud, a travaillé sur la résilience des familles de militaire, il souligne que la connaissance de l'ECOD est un premier pas vers le maintien d'une stabilité émotionnelle, ingrédient primordial dans la résilience* des familles (*Capacité à rebondir, à se "remettre" après un changement/évènement)

Il me semble en effet qu’en abordant notre vie avec des outils comme l’ECOD nous pourrions être mieux armés et plus conscients des mécanismes en place et à même de réfléchir à des stratégies pour favoriser le bien-être de chacun.

Nous savons tous que dès l’annonce du départ, une petite mécanique intérieure se met en place, pour nous préparer. Je vais lister quelques détails concernant ces étapes en y ajoutant quelques informations spécifiques sur le vécu du militaire lui-même. Pour la forme, j'ai préféré aller à l'essentiel et imager le propos avec quelques exemples de phrases typiques selon les étapes. J'ai pris pour bases, les travaux de Mme Logan et de nombreuses lectures en parallèle comme le site canadien de Familyforce.ca.


Étape 1 : L'anticipation de la perte (On apprend qu'il y aura mission/départ)

Cette première étape sera vécue très différemment  si le militaire a demandé la mission et que lui et sa famille s’y attendait ou si l’ensemble de l’unité est mobilisée. La capacité de la famille à faire face aux absences, si elle habituée aux missions, si l’anticipation est bonne et l’absence explicitée entrent aussi en ligne de compte. .

Le militaire entre en phase d’ « engourdissement émotionnel » : il se met en retrait avant même le départ. Il peut se plonger dans sa préparation physique et se montrer peu disponible. De par mon expérience et en receuillant des témoinages, j'ai aussi constaté que cette période peut s'accompagner d'une focalisation du militaire sur des hobbies,  il peut également dépenser de l'argent dans des objets qu'ils souhaitent emportés. Il développe une attitude de retrait qui le préserve des émotions  de ses proches, mais elle peut être mal interprétée.

Des sentiments de colère et d’agacement font surface, on est à fleur de peau la plupart du temps, c’est un processus normal qui va aider à la prise de distance pour faciliter la séparation. On se sépare plus facilement de quelqu’un si on se dispute avec, CQFD.

" J’ai envie de passer du temps avec lui, mais on dirait qu’il n'est déjà plus là "

" Tout ça me saoule, j’en ai marre, il m’agace avec son attitude, il n’a qu’à partir tiens !  "

" Tu gères ta vie comme si tu étais tout seul! Je suis encore là, lâche tes jeux/ton téléphone ..."

" Je sens bien qu’elle attend quelque chose de moi mais je suis "ailleurs"/ j’ai besoin d’air "

" Si je prends mes distances maintenant, ça sera moins dur ! "              


Étape 2 : La distanciation (Le départ est imminent)

La communication devient difficile. Le couple est ensemble physiquement, mais émotionnellement, le détachement est déjà en cours depuis un moment.

On ne parvient pas à s’exprimer sereinement, on ne veut pas être submergé par l’émotion et submerger l’autre donc on prend ses distances. L’intimité peut devenir  moins importante, comme si on s’entrainait pour l’absence.

S’il y a un manque de dialogue : c’est le désordre interne.  Le jour J peut donner lieu à une perte de contrôle plus importante.

" Je lui dirais bien ce que je ressens, mais j’ai l’impression de me répéter / qu’elle s’en fout / ça changera rien / je vais la stresser. Il faut que je me maitrise "

" Faisons en sorte de garder un climat serein, je vais garder mes émotions pour moi et ne pas le charger avec tout ça "

" J'en peux plus de tout ça ! Comment je vais faire moi ? Tout va bien pour toi ??? T'as le beau rôle ! "


Vous voilà avec quelques ressources pour comprendre l'avant mission. Si vous souhaitez aller plus loin dans la compréhension de ma Mission Famille, j'ai créé un Podcast entier pour préparer une mission de A à Z, le podcast est lui aussi travaillé sur la base de mes recherches et des documents anglophones et francophones que j'ai trouvés. Il est disponible ici : Le Podcast Mission Famille

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femme de militaire

Commentaires

  • Camille
    • 1. Camille Le 02/03/2021
    Bonsoir,

    Je tombe par le plus grand des hasards sur votre article, dans lequel je me retrouve sur chacune des phases et actuellement en plein désordre émotionnel ... Cela a beau faire presque 10 ans que je suis avec mon compagnon, cette succession de phases demeure toujours intacte et intense à chaque fois.
    Merci d’avoir explicité et mis de mots sur ces émotions qui peuvent nous submerger pendant ces longs mois.
    Votre blog est passionnant et enrichissant et vous remercie pour le temps que vous y consacrez. Vos articles ont dû résonner et aider un certain nombre d’entre nous. Encore merci :)
    • lareflexiothecaire
      • lareflexiothecaireLe 04/03/2021
      Merci d'avoir pris le temps de m'adresser ce joli commentaire, ça me touche énormément :) J'espère revenir avec d'autres articles sur ce sujet notamment, dès que j'en ai le courage Bonne continuation !
  • Carine
    • 2. Carine Le 12/01/2021
    Bonjour,

    Votre article m'a fait du bien.

    C'est ma première opex, nous sommes ensemble depuis 1 an et demi. Mon chéri est déjà parti 2 mois en sentinelle en novembre 2019, mais là, ce serait 6 mois, et il est question d'une autre date plus rapprochée....

    Nous habitons ensemble depuis février 2020 et tout roule! Nous nous aimons comme des fous dans cette jolie tribu recomposée
    • lareflexiothecaire
      • lareflexiothecaireLe 22/01/2021
      Meilleurs vœux aux amoureux alors ! :)
  • SINGER AL
    • 3. SINGER AL Le 15/11/2020
    Bonjour. Merci pour votre article.
    Ca fait 12 ans que je suis avec mon conjoint. Lundi il part pour son 6 ème opex. Oui nous sommes habitué sauf qu a présent nous avons notre bébé qui a un an. Mon conjoint a terriblement mal au cœur de ne pas pouvoir voir toucher admirer notre fils durant 4 mois et moi je suis mal de ne pas trouver les mots pour le soulager. Je n’ai jamais eu autant peur que aujourd'hui et pourtant ce n'est pas la première fois qu'il part...
    • lareflexiothecaire
      • lareflexiothecaireLe 11/12/2020
      Je comprends tout à fait tes peurs et aussi le fait que tu ne saches pas comment rassurer ou accompagner ton conjoint dans sa préparation, car tu n'as pas les réponses pour toi même. C'est dur d'aider une personne quand on a besoin d'aide aussi. Vous êtes une équipe, votre petit fait partie de cette équipe et ça va pas être facile, mais tu auras aussi des moments de bonheur avec ton enfant pendant l'absence de papa. Ça va être une autre vie à inventer à deux, avec papa en satellite, qui retrouvera sa place à son retour. Faites vous confiance ! Vous avez l'air de vous aimer très fort, c'est précisément dans ce genre de contexte d'amour partagé que cette opex va renforcer vos liens à long terme. Courage !
  • morgane
    • 4. morgane Le 06/10/2020
    alors voila mon conjoint part dans 1 moi mais jai limpression de plus rien gerais je passe mes journees en larmes le coeur lourd jai limpression que je vais tomber en depression pendant 4 mois de savoir que je vais faire des choses sans lui me dechire le coeur plus de calains plus rien de li pendant 4 mois cest juste horrible jarrive a plus rien
    • lareflexiothecaire
      • lareflexiothecaireLe 24/10/2020
      Alors, Morgane, je vais te conseiller ma méthode appelée le CPACB, ou "coup de pied au c*l bienveillant". Oui, c'est horrible, oui tu vas souffrir, oui tu vas pleurer, oui tu vas perdre pied, oui c'est dégueulasse, oui quelle vie de chien, oui tu sais pas pourquoi il répondra pas, oui ça pourrait devenir un enfer.... Mais si c'est ton homme, qui vous roucoulez le reste du temps et que vous êtes embarqués pour être séparés mais vous retrouvez après, je te conseille de transformer ça en MISSION pour toi de l'intérieur. Il part en OPEX, toi, grande nouvelle !!! Tu pars en OPINT ma chérie !!!! 4 mois d'opération intérieure, tu vas t'occuper de toi même, tu vas te trouver une mission, te fixer un objectif, te fabriquer un calendrier avec des échéances, te lancer des défis, en un mot t'occuper de ta vie, intérieure et extérieure, tu vas cultiver les liens avec les autres personnes que tu aimes, tu vas essayer de renouer avec quelqu'un qui te manque, tu vas bosser sur ton bien-être et tu vas le faire bien, tu vas prendre les kilos qu'il te manque, ou les perdre, tu vas te remettre au tricot, tu vas refaire le salon ... Oui, il y aura plein de moments où tu te diras que tu ne fais que l'attendre, ça va être difficile, alors, bouge toi ! Tu ne peux pas être heureuse avec les autres si tu n'es pas heureuse d'être avec toi même, et pire, les gens ne peuvent pas être heureux avec toi, si déjà pour toi, ta propre compagnie (la solitude) est insupportable ! Non ? Fais moi un rapport d'ici 15 jours, dis moi ce que tu as décidé !
  • Émilie
    • 5. Émilie Le 01/08/2018
    Bonsoir,
    Je suis tombée sur ce blog par hasard.
    Mon compagnon est parti depuis trois jours pour deux mois de Sentinelle et je me retrouve vraiment dans cet article. Je comprends mieux ces émotions qui ne sont pas toujours simples à gérer... À chaque fois ce sont les premiers jours qui sont les plus difficiles, après il faut s’adapter.
    J’aimerais bien lire la suite de l’article. ;)
    Un grand merci pour ce blog je vais je lire avec beaucoup d’intérêt ^^

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