Ma vie derrière le rideau

Les jours passent et comme tout le monde, je suis happée par le quotidien, petits travaux, corvées rituelles, tâches d'entretien sur le terrain, soin des poules et du nouvel arrivant, un chaton perdu. C'est un quotidien entre suractivité et nonchalance depuis que nous vivons ici. Oui, j'ai laissé s'installer la flemme depuis l'hiver dernier. La solitude m’accompagne la plupart du temps, un repos des autres qui me convient bien, à défaut de pouvoir tisser des liens. J'ai écrit cet article il y a presque un an, il est temps qu'il s'envole vers l'oubli d'ici.

L’idée d’être lue me freine dans mon envie d’écrire (le comble pour une "bloggeuse"), mais il faut que je mette en ordre ce qui émerge. Aujourd’hui, j’ai envie de faire des ponts avec un livre que j’ai découvert il y a plus de 25 ans et que j’ai réveillé de son sommeil dans ma bibliothèque. « La société du spectacle » de Guy Debord. J’ai pris des notes. Au travail. Comme à mon habitude, je vais parler de ce que je ressens, je ne vous fais pas le débrief type « c’est mon blog, je parle de moi, désolée, si ça vous plait pas … »

Tout ma réflexion m'est venue d'une simple observation. Mon fils et moi venions de fêter nos anniversaires à quelques jours d’intervalle et ces jours-là, je travaillais au potager à faire place nette en écoutant Onfray et sa contre-histoire de la philosophie. Nous avions chacun reçu quelques messages de la part de nos proches et je fus saisie un moment par une image, celle de mon fils, assis, la nuque pliée, appréciant la lecture d’un message sur son téléphone. J’ai été attendrie par son rictus et marquée par le silence qui plombait cet « échange » qui n’en était pas un. Et toute la journée, c’était l’absence de réelle conversation, remplacée par des messages vocaux sur répondeur et messagerie instantanée qui me sautait aux yeux. Quelques jours plus tard, c’était à mon tour de recevoir des messages silencieux.

Nous nous sommes donc retrouvés devant nos écrans à regarder ou écouter des voix lointaines et à lire des phrases fermées qui n’ouvrent pas de dialogue, ni ne posent de question. Ce n’est pas la première fois que je recevais ce genre de témoignage lors de mon anniversaire, j’avoue sans mal avoir parfois moi-même utilisé ces outils pour célébrer un évènement (surtout avec les gens dont je suis la moins proche). C’est en observant mon fils, lire sur son téléphone les quelques lignes qui lui étaient adressées, que l’immense tristesse de la situation m’a saisie.

Le lendemain, et les jours qui ont suivis, mon regard était totalement brouillé, comme par un filtre, j’ai continué à faire des liens.  Je me suis demandée depuis quand c’était devenu impossible de passer un coup de téléphone le jour de l' anniversaire de quelqu'un qu'on aime. L’omniprésence de la technologie, les réseaux sociaux, les messageries instantanées ont tué le monde que j’ai connu. Tout ça m’échappe totalement, je subis et j’assiste à ces changements au travers de leur impact sur mon fils de 10 ans. Il fait partie de cette génération Alpha, pour qui il sera plus courant et facile d’avoir un contact virtuel que réel. On parle de génération "Indoor", la génération de l'intérieur, qui ne sort pas. Il est vrai que malgré mes propositions, il préfère jouer avec son ami en réseau à distance plutôt que de l'inviter à une soirée pyjamas.

Faire le rapprochement entre l’omniprésence des écrans, les technologies et les concepts de la société du spectacle m’a aidé à poser les mots qui suivent.

Médiatisation et médiation de la communication

Aujourd’hui, nous atteignons le sommet de la médiatisation de la communication.. Les messageries et les réseaux sociaux agissent comme des médiateurs dans notre communication. Ils interviennent entre nous, créant ainsi une distance, une déconnexion par rapport à un échange en face à face.

Le téléphone à la main, réseaux sociaux ou pas, Lorsque je laisse un message vocal à un proche au lieu de le rencontrer ou de l’appeler pour lui parler, je lui propose un contenu prêt à consommer, peu engageant, facile et stérile. Quelque part, je le nie, je refuse notre relation, est-ce que  je donne sans accepter de recevoir ? Mais je donne quoi ? Du réel, une image du réel ?

Le téléphone, les réseaux sociaux se sont mis à être des intermédiaires omniprésents entre nous, tissant un réseau d'interactions virtuelles difficiles à nourrir car trop espacées (dans le temps, dans l'espace), manquant d’ancrage dans le quotidien. Ces "partages" ne sont connectants qu’en apparence, ils érodent la substance même des liens humains.

Nos relations semblent être devenues des entités dématérialisées, façonnées par des échanges numériques superficiels et épisodiques. La machine médiatique a tout détruit, a démoli les liens, a enrôlé tout le monde et si je suis seule aujourd’hui, la plupart du temps, ce n’est pas uniquement parce que j’ai baissé les bras, c’est parce que ce je cherche, autour de moi, ça n’existe pas

Qu'est ce que je cherche ? Le lien, la connexion intellectuelle, la vraie. Quelque chose qui bouscule et oblige. Quelque chose qui demande attention et engagement.

Je suis dépitée par cette obligation de participer à cette destruction. Voilà presque 2 ans, que j’attends que mes amis daignent venir découvrir ma maison, en laissant pourrir le lien, en ne faisant plus rien (j’ai une sainte horreur des réseaux), partagée entre la peur de les déranger, d’être « trop » pour cette société avec mes rêves d’authenticité et en apprenant à me passer de tous.

Moi aussi, je me suis laissée faire, je me laisse gagner par la putréfaction de ces rapports ternes et dévalués que nous avons tous maintenant. J’assiste depuis des années à l’éloignement des uns et des autres, au délitement des valeurs de partage et d’authenticité. Les écrans ne font qu’offrir une excuse à chacun pour s’enfermer dans son microcosme et ses croyances en se donnant l’impression de conserver un lien. Engagement minimum, mise à distance, échanges pareils à des consommables, spectacle et interface de soi, on ne veut plus vraiment des autres. Notre attention est perdue, dilapidée, nous nous donnons en spectacle et le spectacle nous regarde. Nos identités numériques, ce que nous laissons comme traces et données, c'est nous, c'est le spectacle qui nous regarde et ce qu'il retient de nous. De moi, j'aimerais qu'il renvoie une image belle et profonde. C'est peut-être pour ça que j'écris encore.

Isolement et passivité

Alors que les écrans et toutes ces technologies peuvent sembler connecter les individus, elles entrainent une forme d'isolement, car les interactions se produisent de plus en plus souvent à travers des écrans, affaiblissant les liens sociaux réels.

Les médias de masse et les réseaux sociaux, éléments clés de notre société du spectacle, conduisent à l'isolement. Nous passons du temps en ligne, nous réduisons nos interactions avec le monde réel et cela renforce un certain individualisme. Individualisme que beaucoup déplorent mais contre lequel très peu cherchent à lutter. La relation humaine authentique demande un effort, elle peut éprouver, elle questionne, elle nécessite implication et don de soi, compromis et altruisme et j’ai l’impression que tout ça n’a plus de sens pour la majeure partie de la population qui se repose sur la satisfaction personnelle, l’apparence et la simulation. Nous devenons fainéants, nous n'avons plus envie de faire l'effort de la rencontre de l'autre, nous nous contentons de sa représentation. La rencontre (en tant qu'évènement) est la première victime de ce mode de fonctionnement, mais aujourd’hui, toutes les relations sont salies par cet emprisonnement mental dans la passivité, le confort et le spectacle.

Nous sommes de plus en plus seuls, ou enfermés dans des clans de plus en plus réduits et la perte d’authenticité et de lien de qualité avec les autres nous encourage à toujours plus de passivité. Nous sommes incités à consommer des images et des spectacles plutôt qu'à interagir vraiment avec le monde qui nous entoure. Je peux me faire une idée des autres au travers de leur fiche (fiche-produit), de leur "profil", au travers de ce qu’ils me montrent de leur réalité sur les réseaux sociaux et en rester là. Cette attitude de spectateur se suffit parfois à elle-même, cette passivité entraîne une dégradation des compétences sociales et vient alimenter le cercle vicieux qui nuit à notre capacité à nous engager dans des relations significatives. Je laisse dépérir mes amitiés et mes liens avec ma famille, c'est l'impression que cela me fait. Et il est hors de question que je prenne la responsabilité seule de tout ça, une relation c'est deux personnes, j'ai l'impression de n'être qu'un miroir. Aujourd'hui, je ne renvoie que ce qu'on m'offre, j'en ai fini de courir et de réclamer. Le spectacle m'a fait découvrir que je n'étais indispensable à rien ni à personne. C'est une claque de la réalité.

Dévalorisation de la réalité authentique

La société du spectacle privilégie les représentations spectaculaires et les images au détriment de la réalité. Ce qui m’est offert à voir au travers des réseaux et des pages personnelles influence la manière dont je perçois la réalité qui m’entoure. En m'habituant à une réalité médiatisée et visuellement stimulante, il devient parfois difficile de discerner entre ce qui est authentique et ce qui est construit pour le spectacle (Youtube, par exemple, devient de plus en plus aseptisé et travaillé, au détriment d’un partage authentique des créateurs, l’impitoyable algorithme exige d’eux toujours plus de lissage esthétique et de conformité). Cette confusion entre réel et spectacle conduit à une dévalorisation de la réalité quotidienne, jugée moins captivante que les représentations spectaculaires. Si je m'en tiens à ce que je vois du spectacle que les autres m'offrent, ma vie est nulle et inintéressante, je n'ai rien à apporter au manège. Une tomate qui mûrit, ça se vit, ça ne se filme pas.

On dévalorise l'expérience du réel au profit d'une quête de l'extraordinaire et de l'illusion, avec un effet de surbrillance sur les gros évènements, l’extraordinaire … l’attention étant une ressource précieuse et limitée, pour la capter, les images et les représentations doivent être percutantes, ou exagérées. Cela crée une compétition constante pour produire des contenus visuels plus spectaculaires, générant un environnement où la vérité et la réalité sont parfois sacrifiées au profit de l'impact visuel. A un autre niveau, c’est ce que fait l’influenceur (ou tonton Philippe) qui vous soule avec ces photos de voyage ou d’assiettes de restaurant et garde pour lui celles de son appartement à Trou-en-Meuse et de ses pâtes au beurre. Cet accent sans cesse mis sur l'extra, l'évènementiel, nous conduit à trouver tout plus vite ennuyeux ou à nous rendre incapable de choisir devant l'abondance des possibles. Notre attention devient labile, nous ne savons plus nous concentrer.

Impact des images et du spectacle

Notre société,abondance de représentations, de spectacles, fragmente les relations humaines en nous encourageant à nous engager dans des microcosmes médiatiques et sociaux. Nous sommes entourés d'images et d'opinions qui confirment nos propres croyances et préférences. Cela conduit inévitablement à une polarisation et à une désintégration des rapports humains.

Il ne se passe quasiment pas un jour sans que je sois sommée de choisir mon camp, ma cause, de choisir même ‘mon mort’ (Le blanc ou le noir, le palestinien ou l’israélien). On assiste à une polarisation de la société qui me semble beaucoup plus marquée qu’il y a 30 ans (années où j’ai commencé à chercher à me définir politiquement). Il y a de nos jours une sorte d’obligation à la radicalité, une tendance à devoir toujours trancher, choisir un camp, abandonner toute nuance et affirmer son opinion. Cette polarisation dans les débats est favorisée par l’instantanéité, la rapidité de la diffusion des informations et les réseaux sociaux (Twitter en est peut-être la pire illustration, ajoutant de la simplification, donc de la radicalité, en limitant les caractères).

Les médias traditionnels ont tendance à favoriser les récits sensationnels (on en a parlé) et les confrontations binaires, car ils attirent l'attention du public. D’où le succès des émissions d’Hanouna. Les positions extrêmes attirent davantage l'attention que la nuance. N’assiste-t-on pas à un nouveau dessin encore plus extrême du clivage gauche-droite aujourd’hui ?  C’est l’impression qui me reste de mes plus fragiles incursions dans le gloubi-boulga des informations.

Les réseaux sociaux facilitent la création de bulles d'information, où nous sommes exposés principalement à des opinions et des informations qui confirment nos propres croyances. Plus nous consommons un contenu plus nous sommes soumis à ce même type de contenu. Cela renforce la polarisation en empêchant l'exposition à des perspectives différentes et en encourageant la radicalisation au sein de ces bulles. Ajoutez à ça la pression du groupe, la peur d’être rejeté si nous ne prenons pas position et vous avez le bon cocktail pour devenir un consommateur passif et lobotomisé.

Essayer de résister à cet effet de bulle d’information demande de la volonté et surtout beaucoup de temps. Il nous appartient de savoir suspendre encore nos jugements et de cultiver la nuance. Je tâche de le faire le plus possible en m’astreignant à lire ou écouter des contenus qui au premier abord pourraient me bousculer. Albert camus disait « Nous étouffons parmi des gens qui pensent avoir absolument raison ». J’ai lu cette citation dans le livre de Birnbaum « Eloge de la nuance ». Le sens de la nuance semble être devenu synonyme de faiblesse en 2023, il me semble pourtant un bon indicateur de santé mentale. En tout cas, le signe d’une volonté de garder son autonomie intellectuelle. De résister au spectacle.

Je ne sais pas comment conclure, alors je le fais comme ça

chronique humeur repenser le monde

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