L'enfant témoin de violence conjugale
- Par lareflexiothecaire
- Le 07/04/2023
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Je ne regarde pas la télé, je ne sais pas comment l’information est venue vers moi, mais à 23h, un jour de novembre 2019, je suis devant mon poste, dans le noir, toute seule et je commence à pleurer dès les premières minutes. Dans l’émission Infrarouge, un documentaire intitulé « Enfants de femmes battues, les oubliés »1 est diffusé. Ce fut le début de ma réflexion autour de cet article, l’occasion de commencer une prise de notes. Pourquoi tant de temps pour se décider à écrire ? Décider d’ouvrir une porte ici sur ce passé intime c'est un peu comme gratter une croute, j'espère que ça ne donnera pas à des bactéries l'occasion de rentrer.
Dans cet article, j’aimerais parler des enfants témoins de violences conjugales en m’appuyant sur quelques études qui m’ont semblées pertinentes et sur mon vécu d’enfant. Un des mécanismes de défense que j’ai intégré relativement jeune fut l’intellectualisation. Ce qui m’a empêché de traiter et de réguler mes émotions à l’époque servira aujourd’hui à me rendre, je l’espère, lisible et légitime.
Un fait de société
Campagnes de sensibilisation, affaires médiatiques, démarches de sensibilisation des associations d’aide aux victimes, Il est difficile de déterminer comment les violences conjugales, souvent dissimulées et ignorées par la société, ont pu enfin recueillir un écho et devenir un véritable sujet et objet de luttes. Les études se sont accumulées pour en parler et mettre en lumière les femmes (et parfois les hommes) victimes de violence conjugale.
Je me souviens de n’avoir compris que très tard que la violence de mon père vis-à-vis de ma mère était en réalité un vrai problème. Il n’est pas évident pour un enfant, immergé dans sa famille, de discerner ce qui est normal de ce qui ne l’est pas. Aller voir ma maman à l’hôpital après une fugue qu’elle avait faite est le premier souvenir étrange que j’ai de cette trajectoire familiale, je devais avoir 7 ans. Elle était vêtue d'une chemise de nuit bleue, assise recroquvillée sur les marches et a à peine souri en nous voyant. Une chose est pourtant certaine, à partir du moment où j’ai compris que dans les autres familles, les papas ne tapaient pas sur les mamans, toute mon attention fût tournée vers la souffrance de ma mère et notre hypothétique évasion.
Vers l’âge de 13 ans, mes journaux intimes étaient ponctués de fiches d’analyse de disputes. Je datais, rédigeais une introduction, Grand A, petit 1 et je reprenais le fil de la discorde et des faits prégnants, dans l’optique de fournir une preuve potentielle pour acculer mon père. Si par malheur, un jour, il mettait à exécution sa menace de nous tuer, la police retrouverait mon carnet.
Je trouvais des responsabilités à ma mère qui n’aurait pas dû provoquer, ni répondre, réagir ou insulter. Le fait est que ce qui me préoccupait c’était elle et pas moi, ni ma sœur ou mes frères et ce que nous voyions. Elle était la victime évidente, les coups parfois laissaient des traces sur elle, des objets cassés dans la maison et plus tard, dans les médias c’était de femmes victimes de violences dont on parlait, pas des enfants-témoins (j’utiliserai cette expression dans cet article).
Parent violent = mauvais parent ?
Est-il nécessaire de préciser qu’un homme qui bat son épouse, est rarement un père remarquable ? Est-il utile d’ajouter que la violence conjugale est rarement un problème unidimensionnel ?
C’est une situation qui s’accompagne bien souvent de négligence et d’autres formes de violences, notamment psychologiques. Si ce n’est pas le cas, le fait d’assister aux violences, de les entendre, suffit à jeter le trouble sur la famille. C’est toute une dynamique qui s’installe et gangrène les liens du clan, parfois accompagnée d’un silence assourdissant (ce fut le cas chez moi), je ne me souviens pas qu'on parlait de "ça" ensemble. De nos jours, on s’inquiète beaucoup des violences verbales, des mots qui blessent, mais une bonne part des violences se fait dans le silence total, celui des victimes, celui des témoins, de l’entourage, des voisins et des institutions. Sur ces violences, on ne pose jamais de mot. Dans ce silence, ou au milieu des cris, la femme (ou l’homme) n’est pas la seule victime, elle s’inscrit dans un système et dans ce système, les enfants sont en première ligne.
Enfants-témoins, ceux que la société détecte
Sur ce sujet aussi, les études existent. Une des plus grandes méta-analyses publiées a été menée par Edleson2 en 1999. Elle reprend 37 études portant sur les effets de la violence conjugale sur les enfants-témoins, avec un total de 24 097 participants (détectés, eux). Les études incluaient des enfants âgés de 1 à 18 ans, provenant de différentes cultures.
L'étude explore la relation entre la maltraitance des enfants et la violence conjugale. Edleson conclut que les deux formes de violence sont étroitement liées et que les enfants qui sont témoins de violence conjugale sont également à risque en ce qui concerne la maltraitance physique et/ou émotionnelle.
Cela pourrait sembler évident, mais disons-le, la violence conjugale se révèle avoir un impact significatif sur les enfants-témoins, qui peuvent développer des troubles émotionnels et comportementaux. Ils peuvent également avoir des difficultés à se concentrer à l'école, ce qui peut affecter leur réussite scolaire et leur capacité à s'engager dans des activités sociales, donc, on peut le déduire, leur intégration et réussite à long terme.
Dès que j’ai commencé à m’intéresser à ce sujet plus précisément, j’ai été frappée par la quantité de traces que peut laisser le « simple fait » de vivre à l’intérieur d’une telle cellule familiale. J’ai noté également des différences dans l’expression des séquelles que j’ai observées entre chaque membre de notre fratrie mais aussi chez chacune des personnes m’ayant fait part de leur vécu à ce sujet.
Selon une étude publiée dans l'American Journal of Psychiatry (Jaffe et al., 1986)3, des différences significatives existent entre les sexes. Les filles étaient plus susceptibles de présenter des problèmes de santé mentale, on parlera de symptômes internalisés (comportements qui se tournent vers l'intérieur et peuvent affecter leur bien-être émotionnel et psychologique : anxiété, dépression…), tandis que les garçons présentaient plus souvent des symptômes externalisés (comportements perturbateurs ou agressifs qui sont dirigés vers les autres ou leur environnement : violence, délinquance… ).
Il n’est pas évident de dresser une liste des problèmes causés par une exposition à la violence domestique, essayons d’en identifier une partie :
- Problèmes de santé mentale : dépression, anxiété, trouble de stress post-traumatique (TSPT), troubles de l'attachement, troubles du comportement alimentaire (TCA), troubles obsessionnels compulsifs (TOC), etc.
- Troubles du comportement : agression, violence, comportements destructeurs, comportements d'opposition, troubles de la conduite
- Troubles de développement : retard de développement, troubles du langage, difficultés d'apprentissage
- Troubles physiologiques : douleurs abdominales, maux de tête, insomnie
- Difficultés relationnelles : faire confiance aux autres, nouer des relations saines, réguler ses émotions ; isolement social
- Risque plus élevé d'être victime de violence dans leur propre vie future
- Risque accru de développer des comportements à risque : abus de substances, comportements sexuels à risque
Je ne peux pas reprendre un à un ces problèmes et leur impact. Sur cette liste n’apparaissent pas non plus toutes les stratégies et mécanismes de défense que peut mettre en place un individu pour pallier ce type de traumatisme. C’est là que cet article se rapprochera plus d’un témoignage que d’une recherche ; je vais m’attarder sur quelques-unes de mes problématiques car j’en ai une meilleure maîtrise (en tout cas, théorique).
La lente prise de conscience
Toute mon enfance, j’observe énormément ma famille et ce couple parental qui déborde d’anormalités, ça me saute d’autant plus aux yeux que j’apprends à connaître les familles de mes amis. Il y a d’autres familles comme la mienne dans le voisinage, on « sent » ces choses-là. Mais il y a aussi une première expérience vers l’âge de 10 ans, lorsqu’un couple proche de mes parents m’emmène parfois en balade et me traite comme une petite fille de 10 ans, tout simplement. À l’adolescence aussi, je vois le père d’une copine lui poser une main sur l’épaule en souriant et lui demander si elle a "passé une bonne journée", ça me choque. Petit à petit, je collectionne ce genre de moments comme des révélations et je m’accroche à ça.
Je deviens comme une autre personne lorsque je passe la porte de la maison (ce que pointe et déteste mon père), j’ai des amis, je dors chez les uns et les autres, je passe mes vacances chez ma grand-mère maternelle pour le fuir. Chez elle, je mange normalement, puis un peu trop. Elle a vraisemblablement un problème avec l’alimentation suite à son expérience de la guerre et me gave un peu. Cela me change du domicile de mes parents où ma nourriture est surveillée, parfois ôtée en partie de mon assiette pour être donnée à mes frères. Premier pas vers le trouble du comportement alimentaire.
Lorsque j’ai quitté le domicile parental, j’ai traversé une période de quelques années où je suis restée dans un déni quasi-total de l’effet qu’avaient eu sur moi les violences familiales. Je quitte le domicile le bac en poche, sans avenir et je mets un an à poser plusieurs centaines de kilomètres entre eux et moi, alors que mes petits frères sont restés et que ma grande sœur revient vivre sous leur toit. Il y eut de grands drames où je devais prendre le train en urgence pour soutenir et retrouver ma place suite à une dispute, un scandale ou une bagarre. On me rappelait à cette place dans la fratrie et ce rôle que j’y tenais. Cette habitude de se contacter les uns les autres lors des crises est restée.
Fin des années 90, je n’avais pas accès à internet, c’était encore un concept, et je me souviens d’un livre4 « Les enfants du brouillard : la violence dans la famille » trouvée dans la bibliothèque de la maman d’un copain. Je me souviens de cette image éthérée qu’utilisait l’auteur pour décrire ce flou dans lequel je baignais depuis des années. Je me savais anxieuse, peu confiante en moi, méfiante avec les autres, habituée aux ruminations, souffrant de blessures invisibles. J’ai poussé la porte d’un cabinet de psychologie pour en parler et j’ai peu à peu accepté de mettre des mots sur mon vécu de victime, car je fus victime, même si je le niais.
À l’université je rencontre C., une fille très différente de moi mais qui a un père très sanguin, comme on dit. Ses parents sont divorcés, sa mère a fui la violence avec ses enfants. Nous partageons nos souvenirs dans de franches rigolades, j’apprends à relativiser, je ne suis pas seule. Je remets une couche de dédramatisation sur tout ce que je voulais oublier, je lis sur la résilience, je crois qu’on se remet de tout et que je suis sur le chemin. Le fait d’être éloignée géographiquement m'apparaît comme un signe de guérison, mais il existe des prisons intérieures.
Le syndrome de stress post-traumatique
Heureusement, la majeure partie du temps, j’ai la tête dans ma vie, mes projets, mes propres relations, les études, les premiers jobs, l’autonomie avec des bouts de ficelle. Tout juste quelques cauchemars qui me réveillent en pleurs, que j’ai du mal à calmer. Ce sont des situations mais surtout des émotions qui se sont ancrées dans ma tête et que je revis dans ma chair endormie. Je me réveille sans image à l’esprit, juste la sensation physique de l’injustice profonde ressentie d’être accusée à tort, le sentiment d’être traquée, observée, l’humiliation, ou la peur d’être tuée. Je ne me rends pas compte que ces cauchemars sont à relier à d’autres détails que je ne note que bien plus tard.
Les cauchemars s’intensifient lorsque je vis ma première relation sérieuse, je partage le toit de mon conjoint et je cauchemarde énormément. En fait, quasiment toutes les nuits. Je parle de mon enfance avec lui et on relève quelques détails ensemble : J’ai été incapable de regarder une scène de film où un acteur en frappait un autre jusqu’à mes 28-30 ans. Cela me provoquait des envies de vomir et de la tachycardie. On ne doit pas venir vers moi trop rapidement, j’ai une réaction de défense, je peux crier. On ne doit pas me faire peur ou me surprendre « pour rigoler », je fonds en larmes. On doit se signaler à moi bien en amont avant de m’adresser la parole si je suis seule quelque part, sinon je sursaute et je peux pleurer de manière complétement démesurée (j’ai 45 ans et c’est toujours le cas). Il faut partager mon quotidien pour déceler ces séquelles, il m’a fallu en parler avec mon mari et même mon fils.
Un psychologue me parlera de syndrome de stress post-traumatique, gros mot que j’écarte rapidement car il me semble un peu exagéré. Le trouble de stress post-traumatique (TSPT) est pourtant un trouble psychologique qui peut se développer après avoir été exposé à des événements traumatisants.
L'étude menée par Graham-Bermann et Levendosky5 en 2012 avait pour objectif d'examiner les symptômes du TSPT chez les enfants témoins de violences conjugales. Les chercheuses ont recruté un groupe de 223 enfants âgés de 7 à 12 ans, dont 148 filles et 75 garçons, et ont utilisé des questionnaires pour évaluer leurs symptômes.
Les résultats de l'étude ont montré que près de 60% des enfants-témoins de violences conjugales présentaient des symptômes de stress post-traumatique, tels que des cauchemars, des souvenirs récurrents et des évitements de stimuli associés aux violences vues. En outre, les filles étaient plus susceptibles de présenter des symptômes liés au TSPT que les garçons, ce qui peut s'expliquer par le fait que les filles sont souvent plus exposées à la violence conjugale que les garçons.
J’ai des souvenirs très flous des soirées où les choses ont dérapé. Je me souviens d’avoir caché mes deux petits frères dans leur placard. De rester le plus longtemps possible dans la même pièce pour pouvoir “voir” avant que mon père ne me chasse. De ma grande sœur en pleurs. De finir la vaisselle avec la peur au ventre. De sang sur le carrelage de l’entrée. Des fils du téléphone arrachés.
Aucun travail psychologique supervisé n’est parvenu à m’aider dans la guérison. C’est un bien triste constat mais c’est celui que je fais après avoir vraiment cru à l’efficacité du travail thérapeutique. C’est au travers de la lecture, de l’étude de la psychologie et de l’autoformation que j’ai trouvé de quoi m’outiller un minimum pour survivre. Vivre avec.
Les méandres du dépassement du traumatisme
Comment apprendre à gérer ses émotions et sa colère lorsqu’on a grandi dans un environnement pollué par la violence domestique ? Quelle place pour l’enfant-témoin ? Quel sens ont les réconciliations et les crises et les réconciliations qui se succèdent ? Quelle image de l’intimité projette le couple parental ?
En filigrane, on lit que les enfants-témoins qui ont grandi dans un tel environnement peuvent avoir été exposés à des niveaux élevés de stress et d'anxiété qui peuvent altérer leur développement émotionnel et leur capacité à réguler leurs émotions. Je parlais plus haut du silence, il y a des mots qui fendent l’âme, des émotions interdites, des pleurs qui hurlent puis étouffés, des peurs qui claquent et des muettes, des cris qui restent coincés dans la gorge. La sidération est un état que j’ai expérimenté. C’est quelque chose qui laisse des traces, une de ces sensations physiques qui vous réveillent la nuit. L’état de vulnérabilité que l’on ressent enfant face à un adulte enragé est difficilement descriptible.
Ensuite, les enfants-témoins peuvent avoir appris des patterns de comportement destructeurs. Nos parents sont nos modèles, on intériorise des schémas de pensée et de comportement qui normalisent la violence et le conflit, ce qui peut nous amener à réagir de manière agressive ou violente dans des situations stressantes ou conflictuelles. La communication, la diplomatie et la recherche de compromis ne sont pas instinctifs. Le couple dysfonctionnel de mes parents a posé une règle : intimité = violence.
C’est un travail énorme que de se détacher des modèles de relation que l’on a forgés pendant notre enfance. C’est aussi un travail énorme pour le partenaire qui ne comprend pas la communication chaotique de l’ex enfant-témoin ou son incapacité à exprimer sainement ses besoins et émotions. Résultats d’un manque de soutien émotionnel et de modèles de comportements sains.
Dans ma famille, par exemple, il n’y avait pas de place pour les ressentis des enfants, les questions restaient sans réponse et le rapport à l’intime était bafoué ; nous n’étions pas respectés, pas autorisés à exprimer nos sentiments. Pire, j’ai été moquée, mes affaires fouillées, mes journaux devaient être cadenassés chez une amie. Autre point important que je ne vais pas développer, ma mère ne disposait pas des ressources psychologiques pour être une bonne mère, elle était changeante, instable, pas affectueuse, dépressive et souvent très injuste.
J'ai appris à gérer la personnalité de mon père, mais aussi celle de ma mère. La seule maîtrise que j’avais, c’était une capacité d’interprétation, de lecture des expressions faciales de mes parents. J’ai appris les jours où il fallait raser les murs et les jours où nous pouvions ressembler à une famille. Je lisais dans les autres comme dans un livre, je me trouvais très douée pour cela.
Non, tu n'es pas hypersensible
L'intérêt pour l'hypersensibilité a commencé à émerger au début des années 1990, avec la publication du livre de la psychothérapeute Elaine Aron, intitulé "The Highly Sensitive Person". Je me suis laissée happer par cette mode vers 2010 et j’ai commencé à me décrire comme personne hypersensible.
L'hypersensibilité c’est une sensibilité accrue à différents stimuli, tels que les émotions, les sons, les odeurs, la lumière... Les personnes hypersensibles sont décrites comme étant plus émotives, plus empathiques, plus créatives et plus réceptives aux subtilités de l'environnement (flatteur, non ?). Cependant, cette sensibilité peut également conduire à une stimulation excessive, une fatigue émotionnelle et un surmenage.
(NB : l'hypersensibilité n'est pas considérée comme un trouble ou une maladie mentale, c'est simplement une caractéristique de personnalité qui peut être plus ou moins prononcée chez les individus)
Ça m'a énormément plu car ça semblait lié à plusieurs traits de ma personnalité. Je me sentais souvent débordée par les émotions et les sentiments des autres, un peu artiste et j’avais l'impression d'être plus sensible que la moyenne. J’arrivais à comprendre les implicites les plus discrets et j’attirais facilement les confidences grâce à une probable grande empathie. Je me suis auto-diagnostiquée tout un tas de choses en plus, comme un trouble de déficit de l’inhibition latente (j’apprécie peu les restaurants où j’ai le plus grand mal à supporter le bruit, je suis capable de suivre les conversations de la table d’à côté et ça me pollue).
Lorsque j’ai découvert que je pouvais éventuellement avoir souffert d’un syndrome post traumatique, j’ai rapproché cette hypersensibilité du concept d’hypervigilance.
J’ai tiqué sur quelques détails : réactions exagérées, souvent sur mes gardes, toujours peur de l'échec (au point de ne rien tenter, de laisser mourir de bonnes idées que j’avais), réactivité aux bruits, aux silhouettes que je n’ai pas détectées assez tôt ; obsédée par le fait de planifier et de tout contrôler. Besoin de silence. Isolement.
L'hypervigilance peut se manifester de différentes manières, notamment :
- Être constamment sur le qui-vive, prêt à réagir à tout moment à une menace potentielle (lors de mes balades en extérieur, c'est très notable)
- Être facilement effrayé ou surpris, même par des bruits ou des mouvements mineurs
- Être tendu ou anxieux dans des situations sociales ou inconnues
- Être difficile à calmer une fois qu'on a été stimulé
- Être très vigilant et alerte face aux signes de danger, même dans des situations non menaçantes
- Éviter des situations ou des personnes qui rappellent les événements traumatisants
Je n’étais pas hypersensible, c’était loin d’être un don, j’étais hypervigilante car traumatisée. J’avais été conditionnée à être sur mes gardes en permanence, j’avais appris que mon environnement pouvait devenir imprévisible et dangereux. J’étais juste devenue une interprète hors pair, une analyste de précision. Grosse problématique dans ma vie quotidienne, qui m’a causée beaucoup de tort. Notamment l’incompréhension totale de mon ex qui y voyait un côté « mauvais œil » ou « pessimiste » car j’avais cette faculté de sentir une personne qui n’allait pas bien, je sentais les tensions, j’entendais les choses chuchotées. Le pauvre n’a pas compris que ça ne venait pas d’une volonté de « voir le mal partout », je subissais littéralement un afflux d’informations.
Un autre des principaux problèmes que je vois dans l'hypervigilance, c'est le manque de spontanéité, la difficulté à être totalement dans le moment présent lorsque je suis accompagnée (heureusement, seule, je me relâche). Cela génère une difficulté à se connecter à l'autre, aux autres. Pour se connecter aux autres, il faut une intimité et un ancrage dans le présent, lorsque vous êtes en train de lire les signaux, de traquer votre posture, d'analyser les gestes et intonations, d'écouter ce qu'il se passe à côté, de repasser votre dernière phrase à votre censeur intérieur, vous n'êtes pas dans la connexion ni dans l'instant présent. Mon mari est la première personne avec laquelle j'arrive à me détendre et être un peu connectée au point de ne pas analyser tout en continu. C'est un véritable bouleversement dans ma vie. Une respiration que je n'ai connu que seule dans ma vie auparavant.
L’étude de Graham-Bermann et al. parle de l'hypervigilance. Les enfants-témoins sont plus susceptibles de présenter ces symptômes de stress post-traumatique : l'hypervigilance, la peur des bruits ainsi que des problèmes de sommeil. L’hypervigilance est un mécanisme de défense dont j’ai du mal à m’extirper, tout comme le fait d’étudier ou de décortiquer pour mettre à distance.
L’intellectualisation comme mécanisme de défense
Face à une situation pénible, une personne peut faire le choix d’éviter la confrontation avec le réel et son vécu en se concentrant sur des aspects intellectuels et rationnels, plutôt que sur des aspects émotionnels. Je ne sais pas d’où me vient cette manière de fonctionner car je ne l’ai rencontrée chez personne, ni dans ma famille, ni chez des amis.
Dans le contexte de la violence domestique, l'intellectualisation peut être un moyen pour les enfants-témoins de faire face aux événements traumatisants auxquels ils sont confrontés. “Je me concentre sur des aspects tels que : les causes de la violence, les conséquences possibles (psychologiques, voire juridiques) ou les implications sociales plutôt que sur les émotions intenses qui accompagnent la violence”. Cela implique souvent d'analyser les événements avec un certain détachement émotionnel et en se concentrant sur les faits plutôt que sur les sentiments associés.
Je parlais de mes journaux intimes où les récits d'adolescence côtoyaient les fiches d’analyse des conflits conjugaux de mes parents (présentées avec un plan), je pense que j’avais atteint le sommet de la bizarrerie sur le sujet.
Bien que l'intellectualisation puisse être un moyen efficace de faire face à des événements traumatisants, elle peut également être un mécanisme de défense mal-adaptatif qui peut nous empêcher de traiter nos émotions et de faire face aux effets à long terme de la violence.
En me concentrant uniquement sur l’analyse et le récit brut, je me souviens que j’éludais totalement mes émotions ; il est pourtant évident avec le recul que j’étais terrifiée, en colère, ou que j’étais triste.
À mon grand regret, pour prouver à mon ex que je voulais progresser sur mon passé, j’ai brûlé mes journaux intimes. J’ai effacé cette petite fille qui voulait laisser une trace. J’aurais aimé pouvoir relire les mots de cette enfant qui avait choisi l’écriture pour passer le cap, se protéger de la douleur.
Ce soir-là, devant ma télé, j’ai eu l’impression d’être un peu chacun de ces enfants-témoins, et la petite fille a beaucoup pleuré. Je me suis reconnue dans leurs mots, dans leurs peurs, dans leurs yeux qui ont vu ce qu’ils n’auraient pas dû voir. J’ai été particulièrement touchée par les similitudes dans les profils des pères violents. L’image extérieure préservée. La manipulation. J’ai été touchée particulièrement par un jeune homme, qui avait peur de lui-même, de sa propre violence.
La violence psychologique ne laisse pas de bleus
Après ce travail de réflexion, je ne suis pas surprise d’avoir autant de mal à me réparer de cette enfance. Je n’ai pas trouvé de récit particulier d’enfant-témoin qui aurait réussi à dépasser ses blessures. Sur ce coup, l’intellectualisation a cette limite : rationaliser une douleur ne l’efface pas. Apprendre à me déresponsabiliser de la violence de mon père, de la dépression de ma mère, de leur problématique de couple n’a pas suffi. Je reste un brouillon de moi-même que je trouve fragile, vite heurtée, qui se cache et rase finalement encore les murs de la vie.
Car avoir été cette enfant de femme battue n’explique malheureusement pas toutes les blessures, et cela pourrait faire un autre sujet d’article, les violences psychologiques ne laissent pas de marques visibles mais beaucoup de choses à réparer.
Comme les études le montrent, le climat de violence conjugale ne recouvre pas les seules violences physiques subies par la mère. La violence psychologique s’invite souvent dans ces familles. Critiques constantes, dévalorisation, isolement de la famille par rapport au monde extérieur, contrôle par le bourreau, stress, impression de vivre avec une bombe à retardement, menaces, intimidations, manipulations, tout ce petit cocktail imprégnait notre quotidien à tel point qu’aujourd’hui, cela me parait surréaliste.
Pourtant, je n’oublie pas que certains vivent des choses bien pires et que mon expérience ne saurait justifier tout ce que je ne suis pas capable d’être ou de faire. C’est malgré tout un constat d’échec que je dresse.
J’ai toujours eu une compréhension fine de ce qui a blessé, marqué et perturbé les gens qui m’ont confié leurs souffrances, j’en ai vu sombrer, j’en ai vu naviguer à vue, j’en ai vu se dépasser. Je ne sais pas ce qui nous différencie les uns des autres. Un tuteur de résilience croisé au bon moment ? Des relations qui réparent ? Un déni salvateur ? Une force que je n’ai pas ? J’ai parfois la sensation de buter constamment sur le même pli du tapis.
Alors, oui, j’ai construit ma famille sur des bases différentes, chez nous, pas de violence domestique. Oui, je me suis ouvert une brèche via la culture et la lecture. Oui, je pense l’éducation de mon fils, la communication est au centre, les besoins écoutés. Mais je sens que je suis toujours sur la corde raide, comme s’il était difficile de me faire confiance, comme si je craignais, partout, sur n’importe quel sujet, de n’être pas compétente. Comme si la spontanéité m’était interdite, la légèreté aussi, comme si j’avais peur de moi-même, de ce que j’ai appris petite.
Je pâtis peut-être aussi de ce que j’ai appelé la “malédiction du pauvre” (j’en ferai un petit article), je n’ai jamais eu les moyens de consulter un praticien compétent sur ce sujet, encore moins d’avoir accès à une thérapie efficace. Pour guérir de certains troubles, il faut être soigné, c’est pour ça que je pense que nous sommes très nombreux à porter nos souvenirs comme des fardeaux.
À la lecture de ces études, il apparaît essentiel de sensibiliser la société à ce problème des enfants-témoins. Les enfants sont vulnérables, ils ont besoin de protection et de soutien.
Le problème des violences conjugales, à mon sens, c’est qu’elles sont bien souvent cachées. Chez moi, il y avait, je crois, beaucoup de honte qui empêchait d’en parler aux copines. Et surtout, il y a une forme de soumission, d’incapacité à agir, nous sommes à la merci des décisions du couple de nos parents. Si la mère décide de rester, si le couple inscrit violences et réconciliations au programme, l’enfant est le témoin forcé, contraint. Il n’a pas le choix, il n’est pas libre. Son salut se trouve dehors, ce que j’ai rapidement compris en me tournant vers l’amitié et les relations avec mes professeurs ou les parents de mes amis.
Au-delà du travail des associations, des équipes éducatives, des travailleurs sociaux, des éducateurs et autres, chaque adulte peut être ce qu’on appelle un tuteur de résilience6. On ne soupçonne pas l’impact que peut avoir un moment, un regard, un échange, un professeur, un autre membre de la famille, sur le parcours intérieur de l’enfant-témoin, sur le parcours de n’importe quel enfant d’ailleurs. Alors prenons soin de nos échanges avec tous les enfants, on ne sait jamais ce qu’ils vivent à la maison, à nous de leur montrer qu’il existe des adultes qui les entendent et les voient.
Je dédis cet article à ma soeur et mes frères, que j'aime profondément, malgré les difficultés que nous avons eu à faire famille.
1 Enfants de femmes battues, les oubliés – Giraf Prod. (s. d.).Géraldine Levasseur, 2019 https://girafprod.com/nos-films/documentaire-52min/enfants-de-femmes-battues-les-oublies/
2 Edleson, J. L. (1999). The overlap between child maltreatment and woman battering. Violence Against Women, 5(2), 134-154.
3. Jaffe, P. G., Wolfe, D. A., Wilson, S. K., & Zak, L. (1986). Family violence and child adjustment: A comparative analysis of girls' and boys' behavioral symptoms. American Journal of Psychiatry, 143(1), 74-77.
4 Lemaire, J.-M. (1986). Les enfants du brouillard : La violence dans la famille. Éditions L'Harmattan.
5 Graham-Bermann, S. A., & Levendosky, A. A. (2012). Traumatic stress symptoms in children of battered women. Journal of Interpersonal Violence, 27(5), 887-911.
6 Lecomte, J. (2005). Les caractéristiques des tuteurs de résilience. Recherche en soins infirmiers, 82, 22-25.
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Commentaires
-
- 1. Anonyme Le 04/05/2023
Je pense que tu te rends pas compte de qui tu es, tu es précieuse.
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